Radio France : cette exigence que voulaient préserver les grévistes

Article paru dans Marianne, le 7 février 2020
lundi 10 février 2020
par  David Sadoun
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Dans le site du magazine Marianne, excellent article de Françoise Siri qui explique très bien les raisons de la lutte des salariés de Radio France et ce qui est réellement en jeu pour la Radio de service public.

Radio France : cette exigence que voulaient préserver les grévistes

La grève sans précédent à Radio France est suspendue jusqu’en mars, les syndicats restent méfiants et les problèmes de fond demeurent, mettant à mal les missions de service public.

Pourquoi Radio France s’est-elle lancée dans la grève la plus longue de son histoire, démarrée le 25 novembre et suspendue, le 3 février, par des syndicats qui se disent déjà prêts à la reprendre en mars ? D’où viennent ces tensions qui restent vives ? De quoi Radio France se sent-elle menacée ?

A l’origine de la grève : un plan d’économie et de départs volontaires, annoncé à la mi-novembre. Il prévoit, sur trois ans, la suppression de 299 postes CDI temps plein, avec, en parallèle, 76 embauches, essentiellement dans le numérique (50 postes) sur un effectif de 4403 CDI temps plein, pour un ensemble total de 4800 salariés (dont des CDD, intermittents…). Objectif : 60M € d’économies sur trois ans, qui correspondent à 20M € de baisse de contribution de l’Etat, 20M € de hausse mécanique des charges courantes, et 20M € d’investissement dans le numérique, pour un budget global de 600 M€.

Le 24 janvier, Sibyle Veil, présidente-directrice générale, repousse de deux mois la mise en œuvre du plan de départs volontaires, ouvrant la porte à la négociation pour le remplacer par une rupture conventionnelle collective (RCC), qui permet de favoriser les départs en retraite et de continuer à recruter des jeunes. Le 3 février, la grève est suspendue, le temps de la négociation. Un bilan sera donné le 20 mars ; la CGT continue de tenir des AG hebdomadaires. Si l’on peut saluer cette avancée, les problèmes de fond demeurent. On assiste à un dialogue de sourds entre les salariés et le ministre de la Culture qui répète que le plan est « soutenable ». Sybile Veil et Franck Riester se renvoient la balle ; les salariés multiplient les lettres et les pétitions. Les syndicats, reçus par le ministre le 31 janvier, argumentent en vain.

LE CHOEUR DE RADIO FRANCE TRÈS TOUCHÉ
Le plan est d’autant plus dur à supporter que la radio publique était déjà à la diète, sous la présidence de Mathieu Gallet. Par exemple, le Chœur de Radio France perd aujourd’hui 33 postes, qui s’ajoutent aux 21 perdus depuis 2015 : il passe de 114 à 60 choristes. Et de nouveaux bouleversements s’annoncent à l’horizon, avec la future loi sur l’audiovisuel public, discutée en mars à l’Assemblée : la holding France Médias rassemblera radio et télévisions publiques, « qui n’ont plus grand chose en commun du point de vue des métiers ni des usages » comme le rappelle Jean Lebrun, producteur à France Inter. La loi fera perdre à Radio France son budget propre, et laisse non résolue la question du financement, puisque la disparition de la redevance audiovisuelle semble programmée par la volonté politique de baisse d’impôts (la baisse d’1€ de la redevance se traduit par une perte de 29M € pour l’audiovisuel public). Ces sources d’inquiétude sont dans toutes les têtes et se mêlent aux interrogations sur le plan social. Début février, il n’y avait plus qu’une cinquantaine de grévistes CGT en AG, mais la totalité des salariés que nous avons rencontrés comprenait la grève, même s’ils pouvaient critiquer le timing, la durée et la stratégie. Qu’est-ce qui se joue donc dans ce conflit ?

Pour mieux comprendre Radio France, prenons l’exemple de France Musique. Le son que vous entendez sur cette antenne est moins compressé qu’ailleurs, avec toute une gamme d’aigus et de graves, alors que le son d’une chaîne commerciale est plus fort et bruyant, comme alourdi. C’est dû au taux de compression beaucoup plus élevé des radios commerciales. Toutes les chaînes diffusent par le même « tuyau » : si vous coupez les graves et les aigus, vous obtenez plus de volume dans le medium. Ici, la plupart des producteurs (ceux qui conçoivent l’émission et l’animent) sortent du Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Les compétences et les savoir-faire vont de pair avec les outils de travail : ils ont le plus grand parc de micros d’Europe (permettant d’enregistrer tout, dans les situations les plus variées). Pour un concert de jazz, on installe entre 18 et 30 micros, et 120 pour un concert classique. Le studio 104 est une machine de guerre du son, comme au cinéma (cabine 5.1). Tout est fait « en interne » : c’est la marque de fabrique de Radio France, qui permet de préserver la qualité et les savoir-faire –contrairement à la télévision, qui cherche le plus possible à externaliser.

France Musique est un bastion du son pour répondre à ses missions de service public, définies par la loi de 86 relative à la liberté de communication : favoriser l’expression régionale, et pas seulement nationale ; assurer la mise en valeur du patrimoine et participer « à son enrichissement par les créations radiophoniques qu’elle propose sur son antenne », etc. Les « créations » sont les commandes passées aux artistes. Ainsi l’émission d’Anne Montaron, « Création mondiale », propose aux auditeurs de découvrir la musique contemporaine, souvent réputée d’un abord difficile. L’émission, qui ne dure que 5 minutes à l’antenne, suppose des journées de travail, de la préparation jusqu’à la réalisation finale. « Je suis dans les loges, les musiciens sont sur scène, raconte Anne Montaron. Un technicien du son installe les micros, un autre est à la console, un troisième à l’enregistrement. A 10 h, on fait un filage, on règle les problèmes éventuels. Puis on enregistre toute la journée la musique, les échanges, les ambiances, un reportage intérieur, pour donner à l’auditeur la sensation d’être parmi nous et de saisir les enjeux. J’interviewerai plus tard le compositeur, qui, ce jour-là, est trop concentré sur sa musique. A 18 h, le technicien a enregistré entre 40 et 70 prises sur le disque dur. Le lendemain, l’équipe s’enferme dans la cellule de montage. Le metteur en onde (musicien et technicien très pointu) choisit les meilleurs morceaux. La réalisatrice a repéré les moments du reportage les plus motivants pour l’imagination des auditeurs. On construit l’émission, selon des thèmes inspirés par la musique. La dernière étape, c’est le mixage, pour que l’auditeur entende un « tout » fluide et de qualité. Enfin, la réalisatrice réécoute une dernière fois en cellule, entre 2 et 4 h, et réajuste si besoin. Je récupère alors la version définitive qui sera diffusée à l’antenne. »

Elaborer la matière d’une émission, en garder la quintessence en faisant tomber les propos inutiles, la rythmer pour qu’elle soit agréable à l’oreille, que ce soit sur France Musique, Culture, ou ailleurs, demande du temps et des effectifs. C’est aussi un travail collectif, riche de sens, où chacun apporte sa pierre. C’est enfin un bel exemple de service public, quand « Création mondiale » diffuse une pièce de Pierre-Yves Macé, « Five Dolly shots », pour quatuor de Sonneurs (quatre cornemuses), ou celle de Diego Jiménez Tamame, « To be envelopped by black », qui joue beaucoup sur des sonorités non usuelles des instruments. Si France Musique n’enregistre pas ces musiques-là, personne ne le fera.

Par conséquent, quand le plan de réorganisation prévoit la suppression de 28 techniciens du son sur 300, 16 réalisateurs sur 100, et invite à faire des émissions plus simples où le technicien, ou bien le réalisateur, doit tout faire en étant autonome, l’incompréhension est grande : ce qui se joue est beaucoup plus qu’une suppression de postes.

« Radio France rayonne à l’extérieur, auprès des élèves des BTS audiovisuel, de l’école Louis Lumière, de l’Université… » rappelle l’équipe de « Jazz sur le vif ». Ils enregistrent, ce soir-là, un double concert au studio 104, avec un jeune garçon, en contrat d’alternance, venu les aider à installer le plateau. Régis Nicolas et Benjamin Vignal, techniciens, précisent : « Le son, c’est un métier d’artisan : plus on en fait, plus on sait faire. Si on perd la diversité des émissions, on risque de perdre la main. » Kévin parle du « pôle d’innovation » de recherche sur le son, et de Bernard Lagnel, qui creuse le sillon du son binaural (en 3D) dans des fictions pour France Culture, comme « Le complexe de l’hippocampe ». « Et on sait sonoriser les orchestres, ajoute Julie. » L’un d’eux lit sur son téléphone mobile le nombre de suppression de techniciens du son, que lui a transmis en réunion son n+1. Ils refont les calculs. « Alors le rayonnement de Radio France, la transmission auprès des jeunes, la possibilité de les embaucher, tout ça, c’est fini ? »

DES COUPES AU NOM DU "MEDIA GLOBAL"
Le plan annonce aussi « une diminution sensible du nombre de captations extérieures », avec la priorité absolue donnée aux enregistrements des formations musicales de la maison (les orchestres symphoniques, le chœur et la maîtrise), le reste ne venant qu’en complément. Là encore, malaise total. Ce samedi soir, « Jazz sur le Vif », qui joue à guichets fermés, présente deux concerts. En première partie, le quartette « Clovis Nicolas & Freedom Suite » réunit Steve Fishwick à la trompette, Dmitry Baevsky au saxophone alto, Clovis Nicolas à la contrebasse et à la direction, et Greg Hutchinson à la batterie, qui influence les batteurs de jazz actuels : une chance pour les auditeurs. En seconde partie, Cécile Mclorin Salvant chante avec son pianiste Sullivan Fortner. Aujourd’hui auréolée de deux Grammy Award, elle a été lancée par France Musique, quand elle avait à peine vingt ans, dans l’émission Jazz Club, comme le racontent, émus, Yvan Amar, producteur, et Patrick Lérisset, chargé de réalisation. Radio France pourra-t-elle encore trouver des talents, et jouer un rôle de premier plan sur la scène musicale ?

Les captations ont déjà fortement diminué : « On se rend aux festivals de jazz d’Orange et de Marciac. Mais on ne couvre plus les festivals de jazz de Saintes, de Vannes, ni de Gap, ni le festival international de piano de la Roque d’Anthéron, ni le festival de musique classique de La Chaise-Dieu… » énumèrent les salariés. Arnaud Merlin, producteur d’émissions de musique contemporaine et programmateur de jazz, fait le même constat : « En ce qui concerne la musique contemporaine, au festival Musica à Strasbourg, on faisait sept captations ; cette année, on en a fait deux. Au festival d’Automne, on a réalisé deux captations au lieu des quatre habituelles ; et six ou sept captations, contre onze par an, avec l’Ensemble intercontemporain, à la Philharmonie, Tout est en baisse, pour tous les répertoires. On perd la diversité esthétique et territoriale. »

Même son de cloche de la part d’Alex Dutilh, producteur d’Open Jazz : « J’aime mon métier parce qu’il se renouvelle constamment : je suis heureux d’enrichir le site de mon émission par des articles, des photos, des vidéos, qui peuvent générer plus de podcasts – on bat déjà les records ! Mais je suis inquiet en ce qui concerne la réduction d’emplois de techniciens et nos missions de service public : moins il y a de techniciens, moins on sort ; au lieu d’être Radio France, on devient Radio Paris. Refléter la vie musicale des régions pour France Musique, la vie culturelle pour France Culture, la vie politique, sociétale pour France Inter, etc., c’est vital. Et la qualité suppose les techniciens. Quand je pars seul à Montréal, je ramène de la matière que me fournissent les techniciens du festival là-bas ; c’est loin de la qualité de ce que mes techniciens peuvent faire à Marciac. »

Ce qui vaut pour France Musique vaut pour l’ensemble des antennes. FIP perd ses décrochages régionaux et ses flash info, qui rythmaient le flux musical, l’ancraient dans le réel, et permettaient d’éviter que l’auditeur ne zappe sur une autre antenne pour écouter les informations, en oubliant de revenir.

Sacrifier toujours plus d’enregistrements, d’ambition éditoriale et, donc, de qualité, pour économiser et faire plus de « radio filmée », au nom du « média global », le message passe mal. La direction vante, comme exemple à suivre, la chaîne publique d’information en continu France Info. Or ses audiences sont bonnes en radio, stricto sensu (7,9%), mais s’écroulent en radio filmée (0,4%). « La radio a son langage propre. Investir pour augmenter les rubriques « filmées » et les vidéos, pour proposer ce qu’on trouve déjà sur le marché, ce n’est pas du service public. Ou alors, si c’est ça, il fallait fermer Radio France à l’époque des radios libres. On nous dit que les jeunes veulent de l’image… Mais les étudiants fabriquent aussi des radios, et écoutent des podcasts sonores. Et qui dit que, dans vingt ans, la génération suivante n’aura pas envie d’écouter la radio ? Qui pouvait prévoir il y a vingt ans qu’on circulerait à Paris en trottinette ? Le service public doit se définir en fonction de l’offre, et non pas de la demande. Je me souviens avoir entendu Françoise Nyssen le définir par les usages et la gouvernance. On y est. On est tombé bien bas. »

L’investissement de 20 M€ dans le numérique est justifié par le déploiement de la RNT (la radio numérique terrestre, comme la TNT pour la télévision), l’élaboration de « la plate-forme française de référence de l’audio », les coûts de distribution, les 50 embauches de spécialistes vidéos, web… (développeurs, motion designer…). Cet accent mis sur le numérique, qui aurait pu être une chance, se métamorphose en menace, sous l’effet conjoint de la baisse des dotations de l’Etat et de la marche forcée de cette transformation pour projeter Radio France dans la future holding France Médias.

Arnaud Merlin résume la situation ainsi : « Dans "Radio France", il y a le mot "France". On n’est pas là pour défendre la marque et se replier sur nos formations maison, comme si nous étions le centre du monde. A l’heure où l’on parle des problèmes de territoire, ce n’est pas très positif comme signal. Et si nous perdons toujours davantage de diversité dans les émissions, nous nous appauvrissons. Le service public se définit par une offre de tous les possibles. Si on ne maintient pas l’offre, à quoi on sert ? C’est la question qui se pose désormais à Radio France : est-ce qu’on est dans une culture d’entreprise ou est-ce qu’on sert l’intérêt général ? » Comme le dit Nicolas Demorand, matinalier de France Inter, dans sa chronique du 2 décembre, « Pourquoi prendre le risque de fragiliser une institution qui marche, qui se transforme tous les jours (…), et qui est un exemple de service public ? » Et tout ça pour une économie de 4 € par an et par auditeur de Radio France, ou de 90 centimes par an et par Français.



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